5 oct. 2011

"Et si l'amour durait"...

Interviewé par le journal Le Point, le philosophe Alain Finkielkraut nous offre sa perception de l'amour actuel, à l'occasion de la sortie de son nouveau livre : Et si l'amour durait. Une article très intéressant, pour tous les adeptes des grandes discussions enflammées sur la réalité ou l'utopie d'un amour éternel. A éviter de lire après une heure du matin, certaines phrases ayant tendance à faire quelque peu mal au crâne...

Alain Finkielkraut : "Toute déclaration d'amour est une déclaration d'éternité"

Dans "Et si l'amour durait" (Stock), le philosophe s'interroge sur l'amour, 34 ans après "Le nouveau désordre amoureux".


Alain Finkielkraut : "Toute déclaration d'amour est une déclaration d'éternité"


L'amour était autrefois en guerre contre l'ordre établi. Aujourd'hui, l'amour est un droit de l'homme. Non seulement nous prétendons aimer comme nous voulons, quand nous voulons et qui nous voulons, mais l'amour est, peut-être plus encore que l'argent, le critère d'une vie réussie. On le cachait, on l'exhibe ; on le combattait souvent, on l'encourage toujours ; on condamnait les folies auxquelles il pouvait conduire, on les excuse - quand on ne les approuve pas.

Le philosophe ne prétend nullement délivrer une leçon ou énoncer une thèse. À partir de ses lectures de Mme de La Fayette, Bergman, Roth et Kundera, il se demande ce que devient ce "sentiment, ou ce lien" dans un monde où le "tout, tout de suite" est la loi et où l'engagement dure ce que dure l'envie. Que reste-t-il de l'amour quand plus rien - ni la famille, ni l'Église, ni les convenances - ne s'oppose à lui, quand le principe de plaisir est la maxime de notre action ? Sommes-nous encore capables, "nous autres modernes", d'aimer contre le temps, contre la mort et parfois contre le plaisir ? On ne pourra pas, cette fois, intenter un procès en réaction à Alain Finkielkraut. Non seulement l'amour et la liberté peuvent cohabiter, nous dit-il, mais l'amour a gagné avec la liberté des femmes. Reste qu'on se demande si, à force d'être partout, l'amour ne finira pas par être nulle part. 

Le Point : Votre titre révèle une espérance, celle d'un amour durable. Mais pourquoi faudrait-il que l'amour dure pour être authentique ?
Alain Finkielkraut : L'amour, qui se défie expressément de ce qu'il déclare, qui s'accommode de son propre parjure au point de l'ériger en loi de fonctionnement, cet amour est-il encore de l'amour ? Si j'ai choisi la littérature, c'est parce que je ne voulais pas écrire un essai sur l'amour ni a fortiori un traité. Je n'ai pas de leçon à délivrer. Je n'en reste pas moins convaincu que toute déclaration d'amour est une déclaration d'éternité. Valéry dit : "Le renoncement à la durée marque une époque du monde. L'ère du provisoire est ouverte." Et Heidegger prolonge : "Être aujourd'hui, c'est être remplaçable. À tout objet est essentiel qu'il soit déjà consommé et appelle ainsi à son remplacement." Mais l'amour, c'est le fait d'éprouver un autre être comme irremplaçable et de le lui déclarer.

Ce n'est pas pour vous casser le moral, mais les textes que vous avez choisi de commenter - et la littérature en général - parlent plutôt de l'impossibilité de l'amour, de sa fin inéluctable. Les histoires heureuses font rarement de beaux romans. L'amour n'obéit-il pas au principe d'entropie plutôt qu'à la loi de l'éternité ?
Bien sûr, on peut aimer et cesser d'aimer. Si l'amour n'est qu'un sentiment, alors il se mesure à son intensité et il n'y a rien à dire. Mais peut-être est-il aussi une découverte, la découverte de ce qu'un être peut avoir d'extraordinaire ou d'unique. Cette découverte ne peut pas, à mes yeux, être érodée, abîmée, détruite par le temps, elle s'approfondit dans le temps. Aussi désabusé, aussi ironique soit-on, on n'est pas à l'abri, fort heureusement, d'une rencontre qui va tout chambouler. Tomas, le héros de L'insoutenable légèreté de l'être, ne croyait pas en l'amour, puis il a rencontré Teresa. L'amour généralement s'épuise, c'est vrai. Mais il existe des êtres inépuisables.

Vous observez cependant que la princesse de Clèves, elle, revient de l'amour avant d'y être allée...
La princesse de Clèves renonce à l'amour précisément parce qu'elle ne croit pas que celui-ci puisse être durable. Elle pense que le serment d'amour est une promesse toujours trahie par au moins l'un des deux amants. Notre époque dénonce son renoncement tout en ratifiant ses motifs. Elle dit : oui, l'amour est éphémère, et alors ?

Oui, et alors ?
Kierkegaard dit que la tâche est de conserver l'amour dans le temps et que, si la chose est impossible, alors l'amour est impossible aussi. Dans son éloge de l'époux, il fait intervenir la résolution - l'époux est celui qui "garde l'être aimé dans l'étreinte fidèle de sa résolution". Nous ne sommes plus, nous autres, hypermodernes, des êtres résolus, mais des êtres discontinus. Présenter l'amour comme une tâche heurte notre hédonisme spontané. L'amour, pensons-nous, relève tout entier du principe de plaisir. Il ne peut donc être l'objet d'une résolution.

Résolution, tâche... L'amour et la liberté seraient-ils, pour vous, irréconciliables ? Du reste, la littérature classique parle des "chaînes de l'amour". Pouvons-nous aimer, dès lors que nous prétendons maîtriser notre destin ?
C'est cela, la difficulté principale des modernes avec l'amour. Si la loi de l'époque devient la loi de l'amour, si, au nom de l'intensité ou de la liberté, l'amour renonce à la durée et proclame sa propre obsolescence, cela voudra dire que l'amour n'est plus amour, mais avatar sentimental de la consommation. L'amour est aujourd'hui à la croisée des chemins. Soit il confirme cette déchéance ontologique, le "tous remplaçables", soit il la récuse.

Ça manque un peu de sexe, votre idée de l'amour...
C'était la grande illusion de la libération sexuelle que de voir dans l'amour une espèce de superstructure. L'amour n'est pas l'oripeau du désir. On peut désirer sans aimer. Et le désir amoureux est plus fort que le désir tout court. Tomas est à la fois Tristan et Don Juan, amoureux transi et amant volage. Mais il revient à Teresa.

Lacan dit qu'"il n'y a pas de rapport sexuel", mais il y aurait un rapport amoureux ? En tout cas, il n'y a plus d'amour qui dure chez Houellebecq, qui est peut-être celui qui a su le mieux exprimer l'esprit de l'époque.
Chez Houellebecq, il y a une immense nostalgie de l'amour. L'homme est livré à lui-même, à ses propres difficultés et à sa propre finitude.

En revanche, l'ironie de Kundera, sa détestation de la sentimentalité mettent un genou à terre devant un sentiment devenu la divinité de l'époque.
Kundera est un auteur très paradoxal. Sa critique de l'amour débouche sur un hymne à l'amour. Une fois qu'on a dénoncé le kitsch, l'attendrissement facile, les clairs de lune, les sourires idiots, que trouve-t-on dans son oeuvre ? L'amour. Il va très loin dans la démystification de l'amour, opposant à ce qu'il appelle lui-même l'"abêtissante monogamie" la loi du libertinage. Il est beaucoup plus à l'aise dans le XVIIIe siècle de Crébillon et Vivant Denon que dans le XIXe siècle romantique. Et il écrit avec L'insoutenable légèreté de l'être l'un des plus beaux romans d'amour de l'histoire de la littérature. Le même homme qui se défie du kitsch reconnaît la force d'un sentiment ou d'un lien que même la mort ne peut vaincre. Il y a Tomas dans L'insoutenable légèreté de l'être, mais il y a aussi les personnages extraordinaires de Josef dans L'ignorance et de Tamina dans Le livre du rire et de l'oubli, qui ont perdu l'être aimé, qui ne savent pas, qui ne veulent pas, qui ne peuvent pas faire leur deuil.

Une fois encore, c'est à la littérature que vous demandez de vous donner "un coeur intelligent". Mais, pour penser l'amour, ne faudrait-il pas plutôt demander à la raison de s'affranchir des raisons du coeur et se tourner vers la philosophie ?
La littérature, certes, raconte des histoires, mais ce n'est pas pour autant qu'elle laisse à la philosophie le monopole de la pensée. La littérature pense le monde par la voie narrative, elle analyse des situations, met en scène des personnages, car elle considère avec Proust que c'est sous le signe du particulier qu'éclot le général. Nous ne pouvons pas nous orienter dans l'existence avec pour seul viatique les maximes de la raison pratique. Nous avons besoin de la sagesse pratique pour nous orienter dans la variété des êtres et des circonstances, et la littérature est le grand répertoire de cette sagesse. Et puis, depuis Kierkegaard, la philosophie a négligé, et même abandonné l'amour. Ni Bergson, ni Husserl, ni Heidegger, ni Sartre, ni Merleau-Ponty, ni, plus près de nous, Foucault ou Derrida n'ont placé l'amour au coeur de leur réflexion. Lévinas est peut-être la seule exception, encore faut-il détourner Totalité et infini de son sens explicite pour y voir, comme je l'ai fait, une splendide description de l'état amoureux. Donc, la littérature, parce que dans ce domaine il n'y a que la littérature.

Au terme de cette traversée littéraire, diriez-vous que les hommes et les femmes aiment différemment ?
Je ne me hasarderais pas à donner une réponse définitive à cette question. Ce dont je suis certain, en revanche, c'est que l'assignation des femmes à l'amour et au foyer rendait en réalité l'amour durable impossible. Séquestrer l'être aimé, c'est, comme l'a dit Deleuze commentant Proust, "le vider de tous les mondes possibles qu'il contient". Et, une fois vidé, il n'est plus aimable. Donc, l'indépendance des femmes rend peut-être les unions plus fragiles, mais, au bout du compte, elle est une chance pour l'amour.

Finalement, des siècles durant, il a fallu arracher l'amour à l'autorité, aux convenances, au devoir. Aujourd'hui, la société ne lui met plus de bâtons dans les roues. Peut-il survivre à son triomphe ?
C'est le noeud du problème. Et c'est pour cette raison que j'ai choisi des romans dans lesquels l'amour n'était plus confronté qu'à lui-même. Il y a chez Stendhal, dont vous m'avez fait remarquer l'absence, des analyses étourdissantes de l'amour naissant. Il y a tout au long du XIXe siècle des romans où on voit l'amour combattre les contraintes et les conventions d'une société qui l'étouffe. Moi, j'ai pris la question de l'amour telle qu'elle est posée par la princesse de Clèves. Qu'advient-il à l'amour quand celui-ci ne rencontre plus d'obstacle ?

Justement, nous y sommes. Aujourd'hui, l'amour a tous les droits. Au point qu'un directeur de prison a pu expliquer que c'était au nom de l'amour qu'il avait failli à sa mission.
Attention, je n'ai pas voulu écrire un éloge de l'amour ni l'ériger en valeur suprême. Pour le 60e anniversaire du Débarquement, Patricia Kaas a chanté L'hymne à l'amour, d'Édith Piaf : "Je renierais mes amis, je renierais ma patrie, si tu me le demandais. On peut bien rire de moi, je ferais n'importe quoi, si tu me le demandais." Cet hymne a quelque chose de dégoûtant et, en plus, ceux qui ont débarqué ont pris le risque de mourir pour ce qui ne les regardait pas. Ils ont su imposer silence à leurs intérêts et à leurs inclinations. Jeter L'hymne à l'amour à la face des vétérans, c'était une gaffe et c'était un affront. Non, l'amour n'est pas le dernier mot de toute chose.


Par Émilie Lanez 

Et si l'amour durait (Stock, 150 p., 17 euros). En librairie le 28 septembre.

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